et qui se montrerait soucieuse des autres peuples, soucieuse du respect de la vie et de sa dignité ; et qui fonderait sa nécessaire sécurité sur les vivre-ensemble inédits, complexes, généreux, à mettre en œuvre dans ce monde autre, cet autre monde, qu’il nous faut désirer.
Haïtiens abandonnés, Syriens oubliés, Libanais délaissés, musulmans stigmatisés, Africains exploités, Kanaks dépouillés, Mahorais emportés dans une dés-archipélisation morbide, Antillais et Guyanais noyés dans l’étouffoir d’un « outre-mer » français où les vestiges coloniaux insultent ce qui subsiste de la vieille République…
Même les ultimes forces progressistes de l’Hexagone trouvent normal que la France possède encore des « outre-mers », admettant ainsi que des peuples-nations différents, surgis de la jonction des expériences humaines, soient niés dans leurs singularités propres, et réduits par là même à ne pas mobiliser, dans la matière du monde, leurs inédites ressources. Je les nomme un à un, les appelle tous, en ce qu’ils sont, ici, là même, avec moi, parmi nous !
Et, puisque notre affaire sont les littératures, il serait indécent, devant vous, dans cette ville de Strasbourg devenue à son tour capitale du sensible, de ne pas être habité des devenirs qui appartiennent au monde que nous avons à inventer :
je parle des devenirs empêchés de la situation-nègre, de ceux de la situation-femme, de la situation-LGBT avec ses fluidités, de ceux de ces minorités, de ces minorations, dont nous avons, chacun précisément, charge d’émancipation vers l’aurore des devenirs du monde, cet en-commun de nos devenirs-monde. L’accomplissement de ces devenirs est une urgence commune, un « nous » très large auquel nous – artistes du langage – avons charge d’assurer le renfort des plus libres propulsions esthétiques.
Enfin, puisque nous sommes en Europe, si près du cimetière qu’est devenue la Méditerranée – et qui rejoint pour moi cet autre cimetière, celui de l’Atlantique, cimetière oublié qui se souvient encore des déchirures de la Traite négrière –,
il serait indécent de ne pas convoquer un vaste désir-imaginant du monde, sans doute du monde que nous avons à faire, ouvert, mobile, un monde relationnel vers lequel nous avons tous à cheminer, à l’instar de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui, jour après jour, se noient dans la honte de vos indifférences, se fracassent au vif de vos frontières, s’écrasant sur vos murs, défiant vos barbelés, épelant les alphabets de l’opprobre, de l’offense, de la mort,
dans des eaux soudainement barbares, sur des rives inhospitalières qu’on ne dirait pas civilisées mais que régentent pourtant des lois de la conscience commune.