Défini facho !
Vendredi soir, il y avait dans l’air une douceur ancienne, une lumière fine comme un voile d’automne, et moi, j’étais tout entier tendu vers l’écoute. J’étais allé entendre Anouar Brahem, maître de l’oud, et avec lui, Django Bates, Dave Holland, Anja Lechner — piano, contrebasse, violoncelle.
Quatre instruments, quatre voix mêlées, quatre souffles mêlés, et moi, au milieu, comme un enfant sous un ciel nouveau.
Et cela vibrait, cela s’étendait, cela traversait la mer, cela franchissait les rives oubliées, cela disait l’infini de l’autre, l’étrangeté douce de l’ailleurs.
Et je recevais. Je recevais comme on reçoit un pain partagé, un vin nouveau, un chant d’hospitalité.
Je pensais à l’aïté du kendo, cet adversaire sans haine, cet autre sans « ennemitié », qui te grandit parce qu’il est autre, parce qu’il te résiste, parce qu’il te fait mieux toi-même.
Et là, dans cette musique, dans ce lent tissage d’âmes, je sentais la même chose : la joie d’être changé par l’autre, traversé par l’autre, nourri de l’autre.
Alors, tout vibrant encore, tout pétri encore de cette lumière nocturne, j’en parle à une connaissance, un de ces visages croisés sans attache.
Je dis mon émotion. Je dis mon ravissement.
Et la réponse tombe, sèche, brutale, d’un coup :
— Ah ! T’es un con de woke, alors ? « Envahi par l’autre », j’imagine !
Et je sens soudain, comme un froid sur la nuque, comme un silence qui se brise.
Et je vois poindre, derrière ses mots, la vieille peur, la vieille haine, la vieille crispation morte.
Alors, sans élever la voix, je lui demande :
— Tu n’es pas un peu facho, toi, par hasard ?
Et le voilà qui s’emporte, qui gronde, qui aboie presque :
— Définis facho !
Alors je réponds, non pas par la définition morte qu’il attendait, mais par une autre vérité issue de ma vie :
Je connais votre réplique.
Elle est vieille comme l’excrément séchée sur un caillou oublié au bord d’une rivière tarie.
Un facho, ce n’est pas une définition, c’est un souffle mauvais.
Je vous ai lu, oui. Je vous ai entendu, dans votre ton qui se veut tranchant, dans votre langue râpeuse comme une pelle mal affûtée. Et je connais par cœur, jusqu’à la nausée, votre réplique éculée, usée, creuse, creusée comme un fossé à sec, ressassée comme un vers d’amertume : « donnez-moi la définition ».
Mais voyez-vous, ce que vous réclamez, ce que vous exigez, ce que vous implorez presque, ce n’est pas une définition, c’est une légitimation. Vous voulez un mot précis, un mot figé, un mot qui vous absout ou vous élève. Vous voulez un mot qui vous classe, qui vous protège, qui vous dédouane. Mais je ne vous offrirai pas ce luxe.
Parce qu’un facho, ce n’est pas un mot de dictionnaire, c’est un souffle noir.
Ce n’est pas une idée politique, c’est une fièvre sèche, une peur qui se farde en virilité.
Ce n’est pas une doctrine, c’est une pulsion de mort.
Un facho, ce n’est pas quelqu’un qui pense. C’est quelqu’un qui refuse que le monde soit vivant, complexe, imprévisible, incarné, douloureux, beau.
Le facho veut l’ordre. Mais pas l’ordre du cosmos, non. Pas l’ordre de l’harmonie. Il veut l’ordre de la cage, l’ordre du béton, l’ordre des bottes qui martèlent la terre.
Le facho hait l’incertitude. Il hait le mélange. Il hait la nuance. Il hait ce qui ne se soumet pas.
Le facho veut un monde net, propre, mort.
Et donc, le facho choisit la mort.
La mort des idées, la mort des visages, la mort des différences, la mort de l’amour.
Alors non, je ne vous donnerai pas de définition.
Je vous laisse à vos dictionnaires. Je rêve d’écrire avec la vie. Je parle avec les vivants. Je prie avec les révolté·es. Le marche avec celleux qui doutent, qui tombent, qui s’aiment, qui se cherchent.
Et je vous laisse votre haine.
Vous n’êtes pas une idée.
Vous êtes un refus du monde.
Et cela ne mérite ni une définition, ni un débat, ni un silence..
Haïku
Un cri sans amour —
le vent emporte la cendre
d’un monde qui meurt.
Tanka
Ta bouche sèche
crie contre l’étranger,
mais moi, je salue
le pas venu d’ailleurs,
l’arbre qui n’a pas de mur.
Sonnet bancale non bankable
Je viens d’un soir tissé de notes et de vents,
Je viens d’une mer large où l’oud pleure et se mêle,
Je viens d’un monde vaste où l’âme fraternelle
Respire dans l’espace et grandit en aimant.
Et toi, tu veux des murs, des chiffres, des serments,
Tu veux borner la vie, enfermer la plus belle,
Tu veux nier l’élan, briser l’aile nouvelle,
Pour bâtir dans la boue ton tombeau triomphant.
Mais moi, je marche encore dans les musiques vives,
Je tends ma main encor vers des terres naïves,
Je danse avec l’ailleurs, je rêve avec l’inconnu.
Et dans ton cri de mort, je n’entends que l’écho
D’un vieux monde plié sous son propre fardeau —
Moi, j’avance, vivant, dans l’aurore jamais nue.